Dave
Claude Debussy and Spain, by Manuel de Falla
Reprinted from "Claude Debussy et L'Espagne [Claude Debussy and Spain]", La Revue Musicale, "Numéro spéciale consacré à Claude Debussy", Paris, France, decembre 1920
Original French: (My English translation is in the next post)
Manuel de Falla wrote:Claude Debussy a écrit de la musique espagnole sans connaître l'Espagne: c'est-à-dire, sans connaître le territoire espagnol, ce qui diffère sensiblement. Claude Debussy connaissait l'Espagne par des lectures, par des images, par ses chants et ses danses chantées et dansées par des Espagnols authentiques.
Lors de la dernière Exposition Universelle du Champs de Mars, on pût voir deux jeunes musiciens français qui allaient ensemble entendre les musiques exotiques que, de pays plus ou moins lointains, l'on venait offrir à la curiosité parisienne. Modestement mêlés à la foule, ces jeunes musiciens remplissaient leur esprit de toute la magie sonore et rythmique qui se dégageait de ces étranges musiques tout en éprouvant des émotions nouvelles et jusqu'alors insoupçonnées. Ces deux musiciens — dont les noms devaient compter plus tard parmi les plus illustres de la musique contemporaine — étaient Paul Dukas et Claude Debussy.
Cette petite anecdote explique l'origine de bien des aspects de l'oeuvre de Debussy: mis en présence des vastes horizons sonores qui s'ouvraient devant lui et qui allaient de la musique chinoise jusqu'aux musiques de l'Espagne, il entrevit des possibilités qui devaient se traduire bientôt en de splendides réalisations. «J'ai toujours observé — disait-il — et j'ai tâché, dans mon travail, de tirer parti de mes observations.» La façon dont Debussy a compris et exprimé l'essence même de la musique espagnole, prouve jusqu'à quel point cela était vrai.
Mais d'autres raisons devaient encore faciliter sa tâche: on sait quel était son penchant pour la musique liturgique; or, le chant populaire espagnol étant basé, dans une grande partie, sur cette musique, il devait en résulter que, même dans les oeuvres du maître qui n'ont pas été écrites avec l'intention qu'elles fussent espagnoles, on trouve bien souvent des modes, des cadences, des enchaînements d'accords, des rythmes et même des tournures qui décèlent une évidente parenté avec la musique «naturelle» de chez nous.
Pour en donner une preuve je citerai Fantoches, Mandoline, Masques, la Danse profane, le deuxième mouvement du Quatuor à cordes, qui, même par sa sonorité, pourrait passer, dans sa plus grande partie, pour l'une des plus belles danses andalouses que l'on ait jamais écrites. Et cependant, quelqu'un ayant questionné le Maître à ce sujet, celui-ci déclara ne pas avoir eu la moindre intention de donner à ce Scherzo un caractère espagnol. Tout pénétré du langage musical espagnol, Debussy créait spontanément et je dirai même inconsciemment, de la musique espagnole à rendre envieux — lui qui ne connaissait réellement pas l'Espagne — bien d'autres qui la connaissaient trop!...
Une seule fois il avait traversé la frontière pour passer quelques heures à Saint-Sébastien et assister à une course de taureaux; c'était bien peu de choses! Il gardait, néanmoins, un fort souvenir de l'impression ressentie devant la lumière toute particulière d'une Plaza de Toros: le contraste saisissant de la partie inondée de soleil par opposition à celle qui reste couverte d'ombre. Dans le Matin d'un jour de fête d' «Ibéria», on pourrait peut-être trouver une évocation de cette après-midi passée au seuil de l'Espagne...
Cependant, il faut bien dire que cette Espagne-là n'était pas la sienne. Ses rêves le conduisaient plus loin, car c'est surtout dans l'évocation de l'ensorcelante Andalousie qu'il aimait recueillir sa pensée. Par les Rues et par les Chemins et les Parfums de la Nuit, de l'oeuvre plus haut citée; la Puerta del Vino, la Sérénade interrompue et la Soirée dans Grenade, en font foi.
C'est d'ailleurs, par ce dernier morceau que Debussy inaugura la série des oeuvres que l'Espagne devait lui inspirer; et ce fut un Espagnol, notre Ricardo Viñes, qui, ainsi que pour la plupart des oeuvres pianistiques du Maître, en donna la première audition en 1903, à la Société Nationale de Musique.]
La force d'évocation concentrée dans les quelques pages de la Soirée dans Grenade, tient du prodige quand on pense que cette musique fut écrite par un étranger guidé presque par la seule vision de son génie. Nous voilà bien loin de ces Sérénades, Madrilènes et Boléros dont les faiseurs de musique soi-disant espagnole nous régalaient autrefois; ici c'est bien l'Andalousie que l'on nous présente: la vérité sans l'authenticité, pourrions-nous dire, étant donné qu'il n'y a pas une mesure qui soit directement empruntée au folk-lore espagnol et que, nonobstant, tout le morceau, jusqu'en ses moindres détails, fait sentir l'Espagne. Nous reviendrons plus tard sur ce fait auquel j'attache une importance capitale.
Dans la Soirée dans Grenade, tous les éléments musicaux collaborent à un seul but: l'évocation. On pourrait dire que cette musique, par rapport à ce qui l'a inspirée, nous donne l'effet des images miroitant au clair de lune sur l'eau limpide des larges alberca dont l'Alhambra est parée.
Cette même qualité d'évocation nous est offerte par les Parfums de la Nuit et la Puerta del Vino, étroitement liés à la Soirée dans Grenade, par une commune base rythmique, celle de la Habanera (qui n'est en quelque sorte que le tango andalou) dont Debussy aimait à se servir pour exprimer le charme nonchalant des nuits ou des après-midi de l'Andalousie. Je dis des après-midi parce que c'est l'heure calme et lumineuse de la sieste à Grenade que le musicien a voulu invoquer dans la Puerta del Vino.
L'idée de composer ce Prélude lui fut suggérée en regardant une simple photographie coloriée reproduisant le célèbre monument de l'Alhambra.
Orné de reliefs en couleurs et ombragé par de grands arbres, le monument fait contraste avec un chemin inondé de lumière que l'on voit en perspective à travers l'arceau du bâtiment. Debussy ressentit une si vive impression qu'il résolut de la traduire en musique, et, en effet, quelques jours plus tard La Puerta del Vino était composée...
Ce morceau, bien qu'apparenté par son rythme et par son caractère, à la Soirée dans Grenade, diffère de celle-ci par le dessin mélodique. Dans la Soirée, le chant est syllabique — pourrions-nous dire — tandis que dans la Puerta del Vino il se présente souvent enguirlandé de ces ornements propres aux coplas andalouses que nous désignons par i appellation de cante jondo. L'usage de ce procédé, déjà suivi dans la Sérénade interrompue et esquissé dans le second thème de la Danse profane, nous montre jusqu'à quel point Debussy avait connaissance des variantes les plus subtiles de notre chant populaire.
Cette Sérénade interrompue, que je viens de citer, et que je n'hésite pas à inscrire parmi les oeuvres du maître inspirées par l'Espagne, diffère, par la division ternaire de la mesure, des trois compositions du même groupe précédemment mentionnées, où le rythme binaire est employé d'une façon exclusive.
En ce qui concerne le caractère populaire espagnol du Prélude en question, il faut remarquer l'heureux emploi de traits caractéristiques de guitare qui préludent ou accompagnent la copla, la grâce toute andalouse de celle-ci et l'âpreté des accents de défi répondant à chaque interruption...
Cette musique semble inspirée par une de ces scènes dont les poètes romantiques de jadis nous entretenaient souvent: deux donneurs de sérénades se disputant les faveurs d'une belle qui, cachée derrière le grillage fleuri de sa fenêtre, épie les incidents du galant tournoi.
Nous arrivons à Ibéria, l'oeuvre la plus importante du groupe dans lequel, cependant, elle fait une sorte d'exception. Cette exception provient du procédé thématique suivi par le musicien dans la composition de l'oeuvre; son thème initial donnant lieu à des transformations diverses et subtiles, celles-ci — il faut l'avouer — s'écartent quelquefois du vrai sentiment espagnol qui se dégage des oeuvres antérieurement signalées. Mais qu'on ne voie pas le moindre blâme dans ce que je viens de dire; je pense, au contraire, qu'on ne doit que se féliciter du nouvel aspect qu'Ibéria nous offre.
On sait, d'ailleurs, que Debussy évitait toujours de se répéter. «Il faut — disait-il — refaire le métier d'après le caractère que l'on veut donner à chaque ouvrage...» Et il avait bien raison!
Or, en ce qui touche Ibéria, Claude Debussy a expressément dit, lors de sa première audition, qu'il n'avait pas eu l'intention de faire de la musique espagnole, mais plutôt de traduire en musique des impressions que l'Espagne éveillait en lui...
Hâtons-nous d'ajouter que cela a été réalisé d'une magnifique façon. Les échos des villages, dont une sorte de sevillana — le thème générateur de l'oeuvre — semblent flotter dans une claire atmosphère où la lumière scintille; l'enivrante magie des nuits andalouses, l'allégresse d'un peuple en fête qui marche en dansant aux joyeux accords d'une banda de guitarras et bandurrias... tout, tout cela tourbillonne dans l'air, s'approchant, s'éloignant, et notre imagination, sans cesse en éveil, reste éblouie par les fortes vertus d'une musique intensément expressive et richement nuancée.
Je n'ai rien dit de ce que ces diverses oeuvres nous apprennent par leur écriture harmonique; ce silence était bien intentionnel, car ce n'est qu'en présence du groupe d'oeuvres tout entier que cet aspect pouvait être envisagé. Nous savons tous ce que la musique actuelle doit à Claude Debussy à ce point de vue et à bien d'autres encore. Je ne veux pas parler, bien entendu, des serviles imitateurs du grand musicien; je parle des conséquences directes ou indirectes dont son oeuvre a été le point de départ; des émulations qu'elle a provoquées, des néfastes préjugés qu'elle a à jamais détruits...
De cet ensemble de faits l'Espagne a largement profité. On pourrait affirmer que Debussy a complété, dans une certaine mesure, ce que l'oeuvre et les écrits du maître Felipe Pedrell nous avaient déjà révélé des richesses modales contenues dans notre musique naturelle et des possibilités qui s'en dégageaient. Mais tandis que le compositeur espagnol fait emploi, dans une grande partie de sa musique, du document populaire authentique, on dirait que le maître français s'en est écarté pour créer une musique à lui, ne portant de celle qui l'a inspiré, que l'essence de ses éléments fondamentaux. Cette façon d'agir, toujours louable chez les compositeurs indigènes (exception faite des cas où l'emploi du document enregistré est justifié) prend encore une plus grande valeur lorsqu'elle est observée par ceux qui — pour ainsi dire — font une musique qui n'est pas la leur. Mais il y a encore un fait à signaler au sujet de certains phénomènes harmoniques qui se produisent dans le tissu sonore particulier au maître français. Ces phénomènes en germe, bien entendu, les gens du peuple andalou les produisent sur la guitare sans s'en douter le moins du monde. Chose curieuse: les musiciens espagnols ont négligé, méprisé même ces effets, les considérant comme quelque chose de barbare ou, tout au plus, en les accommodant aux vieux procédés musicaux; et cela jusqu'au jour où Claude Debussy leur a montré la façon de s'en servir.
Les conséquences ont été immédiates; les douze admirables' joyaux que sous le nom d'Ibéria nous légua notre Isaac Albeniz, suffiraient à le démontrer.
J'aurais certes bien d'autres choses à dire sur Debussy et l'Espagne, mais cette modeste étude d'aujourd'hui n'est que l'ébauche d'une autre plus complète dans laquelle je m'occuperai également de tout ce que notre pays et notre musique ont inspiré aux grands compositeurs étrangers, depuis Domenico Scarlatti — que Joaquin Nin revendique pour l'Espagne — jusqu'à Maurice Ravel.
Mais dès maintenant je veux dire très haut que si Claude Debussy s'est servi de l'Espagne comme base de l'une des plus belles parties de son oeuvre, il a si largement payé sa dette que c'est l'Espagne, maintenant, qui reste sa débitrice.
Manuel de Falla. Grenade, 8 Novembre 1920.
P.-S. — L'Espagne a honoré d'une façon toute particulière la mémoire de Claude Debussy. D'émouvantes séances lui ont été consacrées un peu partout et notamment à Madrid, par Ateneo Cientifico Litierario y Artístico et la Sociedad Nacional de Música, Le nom du grand musicien français est très souvent inscrit aux programmes de cette dernière Société qui, deux ans avant la mort du maître, avait obtenu de lui la promesse formelle de venir diriger un concert composé de ses oeuvres. L'état du grand malade ayant empiré peu de temps après, il ne fut malheureusement pas donné suite à ce projet dont nous avions tous si ardenmient souhaité la réalisation.